« Il était une fois en Anatolie » (Grand Prix du dernier Festival de Cannes) commence par une longue scène de nuit. Trois voitures roulent sur un chemin de campagne lugubre.La lumière des phares dessine la route. Petit à petit au gré des haltes en pleine campagne, on apprend que des policiers et un juge recherchent le lieu où un meurtrier a enterré le corps de sa victime. C’est moins l’histoire du meurtre que le film nous raconte que celle des personnages : le policier, le magistrat, le médecin et le criminel. Il nous raconte aussi un peu de la vie dans ce coin perdu de la Turquie d’aujourd’hui.
« Il était une fois en Anatolie » joue délibérément de la durée. Très lentement, touche par touche, des fragments de la vie et des secrets de chacun de ces personnages se révèlent. Nuri Bilge Ceylan nous livre ces informations par bribes. A chacun de se faire une idée sur l’histoire des protagonistes et sur leurs motivations. C’est un film superbe qui fouille patiemment la vie de chacun des personnages sans dire tout mais en prenant le temps de les laisser se dévoiler.
Au milieu de la nuit, le convoi fait halte dans un village, et cette séquence est l’occasion de quelques-uns des plus beaux plans que l’on ait vus ces derniers temps. La jeune fille du maire du village qui accueille le juge comme un honneur vient servir le thé aux hôtes de son père. La scène n’est éclairée que par la lampe qui se trouve sur le plateau avec les verres de thé. Lentement elle vient présenter son plateau a chacun de ces hommes fatigués et chacun est subjugé par la beauté et l’innocence cette jeune fille. Tout passe dans les regards et c’est très beau, très émouvant.
Le film de Ceylan nous a laissés interdits. Nous en avons saisi d’emblée la beauté, mais une beauté qui a écrasé le discours.Avec le temps, cependant, celui-ci revient en surface avec de multiples questions qu’on a envie d’éclaircir. En fait, Ceylan l’a dit : « ce qui m’intéresse ce sont nos zones d’ombre ». Et le film est construit sur un scénario qui dessine à la faveur d’un éclairage, nocturne, centré sur la recherche d’un corps assassiné, l’exploration de ces zones. Comment deux hommes survivent après le raté de leurs histoires d’amour, en contraste avec l’apparition de la beauté dans un petit village caché de l’Anatolie.Pourtant, de l’histoire de l’assassinat, surnagent des vagues de haine qui resteront délaissées, enfouies et méconnues. Comment des hommes peuvent-ils tuer leur semblable en l’enterrant vivant?Parallèlement à l’enquête criminelle, deux hommes vont dévoiler leur propre histoire, celle pour l’un et l’autre de leur échec amoureux. Le médecin accomplira socratiquement l’accouchement d’une vérité terrible : la femme du procureur s’est suicidée, l’irrespect dont elle a été l’objet est la seule cause de sa mort, elle a vu à quel point l’homme qu’elle avait aimé était indigne.L’inconséquence du procureur est sensiblement évidente quand il parle de la petite aventure qui a blessé sa femme. C’est un homme qui se sustente de savoir qu’il ressemble à Clark Gable.Il est en définitive peu de chose et la vacuité de la vie humaine est également évidente quand on observe le désoeuvrement et l’ennui qui ont désenchanté la vie du médecin.En arrière plan cette histoire en quelque sorte incomplète, inachevée, résonne quand on voit l’enfant qui a lancé une pierre au visage de l’assassin présumé, lancer le ballon perdu vers les enfants qui jouent, comme si la vie se perpétuait au-delà de ces errances et de ces échecs. En contre champ, la beauté et la dignité des femmes demeure, pour Ceylan, comme une sorte d’antidote de la misère humaine.